Le plan Mattei : vers une Euro-Afrique en osmose?
Géographiquement proches, économiquement très loin:
Appartenaient autre fois à une même terre, la méditerranée est aujourd’hui la ligne de bifurcation entre les deux continents, ou un grand décalage tectonique dans les niveaux socio-économiques s’impose. Au Sud, « des économies pour la plupart très pauvres, mais qui enregistrent souvent des taux de croissance très élevés fortement dépendantes du marché extérieur et concentrées dans quelques secteurs productifs. » (Zupi, 2014). Cette croissance estimé à 2,6 % en 2023 va même atteindre 3,4% en 2024 et 3,8% en 2025, selon les prévisions de la Banque mondiale. Il faut noter que cette croissance est loin d’être géographiquement dispersée d’une façon homogène sur les pays, les régions, les villes, les villages et même les familles et les individus.
Au Nord, les pays enregistrent des taux de croissance moins importants (0,5% en 2023 selon la Banque mondiale), mais il s’agit de pays relativement beaucoup plus riches. Les statistiques indiquent que le revenu de l’Union Européenne est 10 fois plus important que celui de l’Afrique (Banque Mondiale 2020). La variable de la population joue un rôle déterminant dans cet écart, la population de l’Afriques est estimée à environ 1,5 milliard, pendant que celle de l’Europe est estimée à seulement 744 millions. Cela veut dire que l’Europe, qui représente la moitié de la population africaine, gagnent dix fois plus. Plus précisément, l’écart du Pib par habitant entre les deux continents est important, il est estimé à 1800-2000 Dollars en Afrique tandis que le Pib moyen par habitant de l'UE (au prix courant) est estimé à 35000 - 40000 USD en 2023.
Les indices de développement économique sont aussi au rouge en Afrique, des pays comme le Niger, le Tchad ou le Soudan du Sud enregistrent les niveaux d’IDH les plus bas (inferieures à 0,5). En revanche, la majorité des pays Européens ont enregistré des IDH très élevés, souvent plus de 0,9. Ce grand écart peut être la source de tensions et un accélérateur d’interactions au sein et entre les deux continents. Logiquement, la mobilité des biens, des services, des IDE et de technologie devra alimenter le grand Sud, tandis que les migrations participeraient au peuplement de l’Europe, sauf que, des mesures protectionnistes ont freiné le commerce et des politiques migratoires sélectives ont étranglé la migration.
Dans un blocage pareil, les restrictions migratoires ont mené à l’apparition de nouvelles formes de mouvements. La migration irrégulière s’est développée et s’est accentuée avec l’élargissement de l’écart socioéconomique et démographique entre les deux continents. Selon le parlement Européen «L’année 2015 a vu une augmentation significative du nombre de franchissements irréguliers des frontières vers l'UE. Selon des données de FRONTEX, l'agence européenne de garde-frontières, il y a eu plus de 1,8 million de passages frontaliers illégaux, le nombre le plus élevé jamais enregistré. Depuis lors, le nombre de franchissements irréguliers des frontières a considérablement diminué. En 2023, environ 355 300 personnes sont entrées irrégulièrement dans l'UE, chiffre le plus élevé depuis 2016. »
FRONTEX compile le nombre des migrants qui ont franchi les frontières extérieurs de l’Europe tandis que le projet Missing Migrants, publie le nombre de morts et de disparus dans la méditerranée estimé à 30 618 depuis 2014. A cela nous pouvons ajouter les disparus au Sahara et les victimes des réseaux de passeurs.
Le déséquilibre socioéconomique et l’évolution continue des flux migratoires ont créé des craintes au sein des populations et de décideurs Européens d’une éventuelle invasion africaine de l’Europe.
Eradiquer l’immigration clandestine est-il possible ?
La migration irrégulière est devenue un fardeau pour les pays de destination en général, mais aussi pour les pays d’origine qui, non seulement, perdent une main d’œuvre jeune et souvent qualifiée, mais qui sont victimes des réseaux de trafiquants. Le grand perdant dans cette équation est bien le migrant, qui peut aller jusqu’à risquer sa vie et celle de sa famille pour migrer.
Face à cette équation de triple perdant, la majorité des pays de destination ont adopté un regard unilatéral pour lutter contre la migration ; ils ont serré les frontières en réduisant le pourcentage des visas accordés, ils ont renforcé la garde des frontières, ils ont augmenté les niveaux des expulsions et même espérer éradiquer l’immigration à travers l’envoi des experts. D’ailleurs, le discours de l’Union Européenne va dans ce sens: «Pour lutter contre l'immigration irrégulière, l'UE a renforcé les contrôles aux frontières, a amélioré la gestion des nouveaux arrivants et a rendu plus efficace le retour des migrants illégaux. Elle a aussi renforcé l'immigration légale de la main-d'œuvre ainsi qu'à traiter plus efficacement les demandes d'asile.». Ces mesures adoptées n’ont pas réussi à inverser la courbe des migrations vers ces destinations. Les migrations (régulière et irrégulière) continuent d’augmenter.
Certains pays veulent adopter une approche différente à travers l’intégration du phénomène migratoire dans un processus de développement globale «Depuis plusieurs années, il est souvent répété la nécessité d’adopter un regard global et prospectif pour comprendre le possible développement ou déclin de notre pays. Le développement national est de plus en plus lié aux phénomènes internationaux. Dans ce contexte, la relation entre l’Italie, l’Europe et l’Afrique prend une importance particulière.» (Stocchiero 2024). Dans cette optique, l’équation des trois perdants ne peut être transformé en triple gagnants que si les trois sont impliqués.
Dans la théorie migratoire, ce regard global est une nouvelle façon de voir la migration comme un phénomène en perpétuelle évolution, guidée depuis les premières migrations par les determinants naturels (Eau, Climat, Sécurité et Densité de population). Ces determinants continuent aujourd’hui d’expliquer les migrations dans le monde (Djelti 2017, Lahmeri 2024)
L’Osmose :
Selon la théorie de l’Osmose, la différence de la pression migratoire entre les villes, les pays et les continents est le moteur d’une migration spontanée et continue en quête de l’équilibre et la perméabilité des frontières constitue le régulateur. La migration est donc une force naturelle et spontanée qui ne peut être stoppée que par une simple réduction de la perméabilité des frontières.
Dans le même sens, il n’y a pas que les facteurs économiques qui ont crée le déséquilibre entre les deux continents. Ces facteurs sont plutôt les résultats de l’évolution des facteurs naturelles. Aujourd’hui, la disponibilité de l’eau et la dégradation climatique sont des facteurs qui poussent directement les populations les plus attachées à leurs terres d’origine à migrer. Ils les poussent aussi indirectement avec les crises sociale, économique et sécuritaire qui en résultent. Il faut donc comprendre que les populations vont continuer de risquer leurs vies pour franchir les frontières car tout simplement, ils n’ont rien à perdre.
Selon nos dernières estimations, la pression migratoire en Afrique du Nord est à environ la moitié des pays Européens (Djelti et al 2023). Dans la logique de la théorie de l’osmose, la migration irrégulière est le résultat de la diminution de la perméabilité des frontières sans la réduction des écarts de la pression migratoire. Selon cette même logique d’autres formes de migrations irrégulières vont voir le jour si nous continuons d’essayer de lutter contre la migration irrégulière. Gérer la migration en diminuant les écarts et favorisant l’osmose entre les régions est la solution la plus durable.
Le Plan Mattei :
A ce stade la différence de pression est non seulement importante mais continue, ce qui fait qu’on ne peut même pas parler de convergence, le temps du rêve de Kuznets n’est pas encore venu pour économiquement rapprocher l’Afrique de l’Europe. Même s’il peut exister, ce rêve ne sera pas spontané puisque nous bloquons les issues à l’équilibre.
Dans le cadre du plan Mattei, ces évidences sont reconnues «l’écart croissant en termes de démographie et de revenu par habitant, le déséquilibre technologique, scientifique et financier, avec une série de conséquences pour la stabilité internationale. Ces déséquilibres, bien qu’ils posent des défis complexes, peuvent également représenter une opportunité pour établir de nouvelles relations: l’Europe et l’Italie proposent à l’Afrique un nouveau partenariat, plus équilibré et plus durable.» (Stocchiero 2024).
Cette façon de voire les choses peut libérer les pays de destination de la phobie d’invasion qui a généré une xénophobie amplifiée par les médias, dont les politiciens ont tiré profit. Dans le cadre de ce plan, ils sont avertis qu’en Afrique, «les flux migratoires les plus importants sont et seront intra-africains et dirigés vers le Golfe arabe» (Stocchiero 2024).
Le Plan Mattei «repose sur cinq piliers à savoir l'éducation et la formation, l'agriculture, la santé, l'énergie et l'eau» (Meloni 2024). Selon la première ministre «certains de ces projets sont déjà en cours de réalisation tel que le projet pour le renforcement des stations d'épuration non conventionnelles et la création d'un centre de formation dédié au secteur agroalimentaire.»
Les pays voisins ont accueilli à bras ouverts ce plan, ce qui représente déjà un avantage qui permet de regrouper les acteurs de la migration au tour de la même table pour discuter et négocier les vrais problèmes de la région, notamment celles liées aux flux migratoires. Le cadre général du plan est réaliste à notre sens, mais sa réalisation, suivi et évaluation reste un challenge.